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Comment le silence de l’Occident a encouragé le maréchal Khalifa Haftar en Libye

L’offensive menée par Khalifa Haftar sur la capitale libyenne Tripoli a choqué la communauté internationale, qui appelle à une trêve et une solution politique. Mais n’est-il pas déjà trop tard pour contenir les ambitions du maréchal ?PUBLICITÉ

Avec sa visite en Libye, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, espérait faire avancer le processus de paix et de réconciliation dans le pays. Le scénario a été tout autre. Il s’est retrouvé aux premières loges lorsque le maréchal Khalifa Haftar a ordonné à ses soldats d’avancer vers la capitale libyenne, Tripoli, le 4 avril.

Dans un discours diffusé sur Internet, Khalifa Haftar, homme fort de l’est du pays, a justifié sa décision en multipliant les références religieuses, affirmant agir au nom du peuple. « Aujourd’hui, nous répondons à l’appel de notre peuple dans notre belle capitale », a-t-il déclaré.

« Lancer une opération le jour même où Guterres arrive pour donner de l’élan à la conférence de paix [prévue du 14 au 16 avril à Ghadamès] était plus qu’audacieux », estime Mary Fitzgerald, une chercheuse spécialisée sur la Libye, interrogée par France 24. « Haftar a tenté de miner à chaque étape le processus de paix de l’ONU. Il veut être en position de force sur le terrain avant la conférence. »

Dimanche, le maréchal Haftar a revendiqué un premier raid aérien dans la banlieue de Tripoli. Un raid confirmé par un témoin et une source militaire. Les violents combats dans les alentours de la capitale se sont soldés par la mort de 14 soldats de l’Armée nationale libyenne (ANL)

« Son opération [pour prendre Tripoli] ne sera pas aussi facile qu’il le pensait », explique Mary Fitzgerald.

Une « stabilité » via une « pyramide de Ponzi » militaire

À 75 ans, le maréchal Khalifa Haftar a déjà une longue carrière militaire derrière lui, carrière durant laquelle il a noué à des alliances changeantes, soutenant notamment Mouammar Kadhafi avant de se retourner contre lui. Depuis le début de la crise libyenne, il se présente désormais comme le seul homme à même de garantir la stabilité de son pays et d’écraser les mouvements islamistes. Un discours qui a su trouver des oreilles attentives à Paris, Rome, Moscou, Riyad, Abu Dhabi et au Caire. Cependant, les experts alertent sur le fait que le maréchal risque de se montrer incapable de remplir ces deux objectifs.

Pays riche en pétrole, la Libye est déchirée depuis la chute du dictateur Mouammar Kadhafi, en 2011, par de multiples conflits internes. Deux gouvernements s’opposent : celui de Tobrouk qui a le soutien de Khalifa Haftar et qui s’oppose au Gouvernement d’union nationale (GNA), installé à Tripoli et reconnu par la communauté internationale. À ces deux administrations rivales s’ajoute une multiplicité de conflits tribaux et de groupes armés dans le sud du pays qui se battent pour le contrôle des trafics transfrontaliers.

Pour Mary Fitzgerald, les récentes avancées d’Haftar dans le sud du pays s’expliquent par « une stratégie de la main tendue » par laquelle il a acheté et conclu des alliances douteuses avec plusieurs milices tribales.

« L’expansion d’Haftar repose sur la cooptation de forces locales en les incitant à rentrer dans la franchise ANL dans un mouvement qui ressemble à l’équivalent militaire d’une pyramide de Ponzi. Pour que l’ANL reste fonctionnelle, elle a besoin de s’étendre en permanence et de ramener continuellement des revenus vers l’organe central. Aujourd’hui, ses forces sont trop étendues, ses finances fragiles et si elle était forcée à combattre, il se pourrait qu’elle soit bien plus fragile que ce que les gens imaginent », explique l’analyste Tarek Megerisi, dans un article publié vendredi 5 avril sur le site du think tank Conseil européen des relations internationales.

Si la stratégie a particulièrement bien fonctionné dans le sud du pays, l’ANL de Khalifa Haftar rencontre davantage de résistance dans sa tentative pour prendre la capitale. Les milices de Zintan (ouest de Tripoli) et celles de Misrata (est de la capitale) se battent férocement contre l’avancée du général.

« Cependant, si Haftar venait à gagner une certaine dynamique, certaines des milices qui le combattent aujourd’hui pourrait se rallier à lui. Cependant, d’autres, comme les groupes armés de Misrata, tenteront de le contrer, » affirme Mary Fitzgerald.

Mais, même si le maréchal Haftar venait à prendre Tripoli, « il est peu probable que son règne soit propice à un retour à la stabilité, note Tarek Megerisi.

Un anti-islamiste qui se sert de salafistes

Ces dernières années, Khalifa Haftar a su gagner des soutiens en Occident grâce à ses tirades au vitriol contre les « terroristes takfiri et khariji », des termes remontant au début de l’histoire de l’islam que le vieux militaire utilise pour gagner ses galons d’anti-islamistes.

Mais, dans le même temps, Haftar a créé des liens avec une branche de salafistes, les madkhalistes, en utilisant leurs combattants et en implantant leur idéologie conservatrice dans les parties contrôlées par l’ANL dans l’est de Libye. Une loi a notamment été adoptée qui interdit aux femmes de voyager sans un chaperon masculin.

Le madkhalisme est une branche du salafisme basée sur les enseignements du Saoudien Rabi al-Madkhali, qui a écrit à plusieurs reprises des fatwas pour soutenir Haftar. Un des principes fondamentaux du mouvement est d’obéir avec une loyauté sans faille à tout leader musulman dominant, sans se soucier de son passé. Les madkhalistes ne participent pas aux élections ou aux institutions démocratiques, ce qui les place en opposition aux Frères musulmans, qui encouragent la participation politique. Haftar et les madkhalistes ont noué une alliance qui repose que l’opposition à cette fraternité islamiste.

« Haftar a recruté des madkhalistes en partie à cause de leur animosité envers les islamistes politiques comme les Frères musulmans », explique Mary Fitzgerald. L’aversion du maréchal pour les Frères musulmans reflète celles des dirigeants égyptiens, saoudiens et émiratis, qui en retour le soutiennent.

Cependant, le recours à ces madkhalistes remet en cause sa réthorique le présentant comme « homme fort de la lutte contre l’islamisme » qui séduit particulièrement la France, note Mary Fiztgerald.

La France veut rester prudente en Libye

Paris suit de près les développements de la situation libyenne. Elle a pour objectif d’y empêcher l’émergence d’un foyer jihadiste qui pourrait être source de contagion vers la Tunisie et l’Algérie. Au sud, la Libye partage également ses frontières avec deux partenaires stratégiques de la France : le Nigeria, qui dispose de réserves d’uranium, et le Tchad dont la capitale, N’Djamena, sert de quartier général à l’opération Barkhane, qui lutte contre le terrorisme au Sahel.

Au niveau diplomatique, la France soutient le processus de paix de l’ONU entre les deux gouvernements concurrents, mais elle a aussi été accusée de soutenir militairement Haftar, ce qui n’a pas manqué de susciter la réprobation parmi la communauté internationale et l’administration de Tripoli. En juillet 2016, un hélicoptère s’est écrasé dans la ville de Benghazi, un accident dans lequel trois soldats français ont trouvé la mort et qui a obligé Paris à confirmer la présence de ses forces spéciales en Libye.

Le gouvernement d’union nationale avait alors répondu en déclarant que cette présence était « une violation » de la souveraineté nationale libyenne. Dans un communiqué, il avait affirmé qu’il était « mécontent de l’annonce du gouvernement français ».

À ce moment, Khalifa Haftar menait l’assaut sur Benghazi, berceau de la révolution anti-Khadafi, et gagnait rapidement du terrain. Une avancée que de nombreux analystes militaires attribuaient alors au soutien des forces spéciales françaises. Quand la ville tomba un an plus tard, Paris salua cette conquête.

« Le soutien de la France à Haftar est principalement l’œuvre de l’actuel ministre des Affaires étrangères d’Emmanuel Macron, Jean-Yves Le Drian, qui a également été ministre de la Défense de 2012 à 2017 sous Hollande », note le chercheur libyen Guma El-Gamaty, dans un article publié en mai 2018 sur le site d’information Middle East Eye.

Le président français Emmanuel Macron a tenu deux séries de pourparlers pour la paix en Libye, au cours desquelles des dirigeants libyens rivaux ont été invités à la table.

« La France – à l’instar de l’Égypte, des Émirats arabes unis et de la Russie – donne le change au GNA tout en restant prudents sur la Libye », explique Mary Fitzgerald. Mais le soutien tacite de la France, et par extension de l’Europe, à Haftar a permis au maréchal de saper les négociations de paix soutenues par l’ONU.

« Les Européens doivent changer leur approche sur Haftar à la lumière des récents événements », note Tarek Megerisi. « Leur priorité immédiate devrait être de faciliter un cessez-le-feu et une conférence nationale permettant la rédaction d’une feuille de route politique pour la construction de la stabilité en Libye. Une telle feuille de route offrirait à Haftar une voie négociée pour participer au gouvernement libyen, plutôt que de lui permettre de dicter des conditions. »

Megerisi avertit qu’un échec à cet égard rendrait un retour de la violence inévitable. C »ela ramènerait la transition de la Libye des années en arrière et créerait un nouvel ensemble de menaces déstabilisatrices dans la région et pour l’ensemble de la Méditerranée. »

Adapté de l’anglais par Romain Houeix. Retrouvez l’original ici.

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