Nous recevons cette semaine Charles Michel, Premier ministre belge de 2014 à 2019 et actuel président du Conseil européen, dont le mandat se terminera fin novembre. Il s’inquiète du sort de l’Europe dans un monde impitoyable : « Ces dernières années, on voit bien qu’il y a un cocktail d’incidents, de crises et de guerre, ce qui est extrêmement dangereux. Je lance au nom de l’Union européenne un appel à se ressaisir. »
Face à l’embrasement du Proche-Orient depuis un an, Charles Michel estime « qu’il faut faire plus ». Appelant l’Europe à ne pas sous-estimer les leviers diplomatiques dont elle dispose, il assène : « L’obsession maintenant doit être de stopper cette escalade. Il y a évidemment une très forte condamnation de la part de l’Union européenne de ces attaques terroristes immondes qui ont été perpétrées par le Hamas contre le peuple d’Israël. Et dans le même temps, Israël a le droit de se défendre et doit le faire dans le respect du droit international. »
Charles Michel croit aussi que l’expérience européenne et la construction du projet européen dans l’après-guerre peuvent servir d’exemple : « Dans le passé, les leaders politiques ont montré qu’on pouvait changer le cours de l’histoire et faire face à des obstacles, à des défis. Le projet européen est un très bel exemple pour montrer la capacité à prendre des décisions qui amènent à la stabilité, à la sécurité. Nous voyons bien qu’il y a un moment dangereux pour le monde et lors de ce moment dangereux, c’est le moment de la lucidité. »
En Ukraine, avant un hiver redouté, la présidente de la Commission a annoncé que 35 milliards d’euros d’aide seront garantis par les bénéfices exceptionnels provenant des avoirs russes gelés : « Le message est très simple », explique-t-il. « L’Union européenne tient et tiendra ses engagements. Et d’ailleurs, il pourrait y avoir une voix discordante, celle peut-être du Premier Ministre hongrois Viktor Orban. Cela n’empêchera pas de prendre la décision puisque nous pourrons, sur un sujet pareil, agir à la majorité qualifiée […]. Orban a eu beau rencontrer Vladimir Poutine, 26 États membres sur les 27 se sont soudés pour réaffirmer avec encore plus de force et plus de détermination le soutien à l’Ukraine. »
Sortir de l’impasse économique
Le rapport de Mario Draghi demande aux dirigeants de l’Union européenne de mobiliser des fonds supplémentaires – à hauteur de 800 milliards d’euros par an – pour financer des investissements essentiels, mais les pays « frugaux » ne veulent pas de nouvelle dette en commun : « L’Union européenne est une démocratie », juge Charles Michel. « Nous devons être fiers de cela. Et qui dit démocratie dit, effectivement, des sentiments et des opinions qui ne sont pas spontanément convergentes. Nous l’avons démontré malgré des positions au départ divergentes, on a réussi à être dans l’unité à force de dialogue et à force de négociation, à force de discussion. » Une piste de réflexion ? « Il y a de l’épargne en Europe qui va trop, selon moi, financer d’autres économies, notamment les États-Unis, et c’est un peu absurde ! »
D’ailleurs, selon lui, c’est sous l’actuelle présidence hongroise du Conseil de l’Union Européenne que l’UE a dessiné la feuille de route pour sortir de l’impasse économique, car « nous avons pris connaissance de deux rapports importants [le rapport d’Enrico Letta et le rapport de Mario Draghi, NDLR]. Ces rapports ont le mérite de bien cadrer et de bien préciser le chemin à suivre pour renforcer de manière massive la compétitivité européenne et le développement économique en Europe. »
Mener une « bataille pour le récit »
Sur l’immigration, le président du Conseil européen se prononce en faveur du financement des clôtures aux frontières de la Grèce et de la Pologne : « J’ai pris position, il y a plusieurs années déjà, en faveur du soutien de l’Union européenne pour sécuriser les frontières extérieures de l’Union européenne. J’y suis favorable dès lors que c’est compatible avec le fait qu’il y a des points de passage sécurisés pour permettre une immigration régulière contrôlée. Je n’accepte pas que ce soient les passeurs, les trafiquants, les criminels qui décident qui a le droit de rentrer sur le sol européen ». Pour Charles Michel, ces restrictions aux frontières ne sont pas les seules solutions, et l’UE s’est dotée des outils politiques et diplomatique pour lutter contre l’immigration irrégulière : « Nous avons conclu un accord pour plus de solidarité entre les États membres : le Pacte pour la migration et l’asile, qui entrera en vigueur. Nous avons bien progressé dans l’engagement avec des États tiers, avec des pays d’origine, des pays de transit, pour développer des coopérations larges, pour tenter de s’attaquer aux causes profondes de la migration irrégulière. »
Charles Michel ajoute que la question migratoire a aussi eu un effet politique en Europe. « Sur le plan de la migration, le débat est évidemment difficile, avec beaucoup d’émotion et parfois la tentation d’instrumentalisation par des groupes populistes », reconnaît-il. Contre cette poussée des extrêmes « droite et gauche », précise-t-il, « il faut avoir nos valeurs européennes chevillées au corps et ne pas être honteux, ne pas être gênés. Dans le narratif, dans la bataille pour le récit, nous devons être plus offensif et ne pas rester sur le terrain défensif ! » En effet, pour Charles Michel « les partis raisonnables, sérieux, les partis pro-européens ont une double responsabilité de démontrer que nous sommes effectifs, démontrer que nous pouvons apporter des solutions pour rencontrer les préoccupations en termes de développement économique, en termes de pouvoir d’achat, mais également les préoccupations sur le plan identitaire, en termes de protection de nos frontières, en termes de sécurité, et c’est une bataille toujours inachevée. »
Un « décalage entre les capacités de l’Union européenne et son influence »
Pour Charles Michel, les inquiétudes économiques des citoyens européens doivent être au cœur des objectifs de la nouvelle Commission européenne, dirigée par Ursula von der Leyen, pour les cinq prochaines années : « Il y a trois priorités absolues. La première, c’est bâtir une défense européenne, c’est-à-dire renforcer des capacités, y compris dans le domaine industriel. Et nous voyons que le deuxième mandat d’Ursula von der Leyen a de l’ambition sur ce sujet. Deuxième point, c’est la prospérité. Et enfin, nous avons besoin d’une Europe qui interagit plus avec le reste du monde. Veut-on le retour de la guerre froide ? Non, ce n’est pas ce que nous voulons. L’Union européenne doit interagir avec l’Afrique, l’Asie, et l’Amérique latine, pour favoriser plus de stabilité et plus de prévisibilité. »
L’année 2024 marque aussi un tournant pour Charles Michel lui-même. Après cinq ans au poste de président du Conseil européen, il passe la main au Portugais Antonio Costa : « La principale réussite, c’est l’unité. Le Conseil européen est devenu, par rapport à il y a dix ans, une enceinte fondamentale. Nous nous réunissons beaucoup et traitons des sujets les plus difficiles, les plus stratégiques […]. On a vu que durant les cinq dernières années, sur tous les sujets, nous avons à chaque fois réussi et en général relativement rapidement, à faire preuve d’unité. »
Cependant, il reconnait tout de même des actions manquées : « Il y a un regret sur le plan du Proche-Orient, parce que je vois que malgré nos efforts importants, il y a un décalage entre les capacités de l’Union européenne et son influence. Nous sous-estimons nos capacités à influencer positivement la situation dans cette région. Et trop souvent, il y a peut-être la tentation facile de considérer que d’autres en portent la responsabilité comme les États-Unis ou les pays de la région. »
Une émission préparée par Perrine Desplats, Isabelle Romero et Luke Brown