« Un phénomène inquiétant », de l’aveu d’un inspecteur de police lui-même. Au Portugal, 35 000 migrants seraient à la merci de trafiquants et d’employeurs peu scrupuleux qui réduisent en esclavage ces travailleurs précaires, en situation irrégulière.
Pommes de terre, prunes, fraises, framboises, vignobles. Les exploitations et les champs s’étendent à perte de vue dans l’Alentejo, l’une des régions centrales de la production agricole du Portugal. Les paysages sont une véritable carte postale de la ruralité du pays, mais l’envers du décor n’a rien de reluisant, avec un phénomène croissant, et des plus inquiétants : la hausse de l’exploitation des travailleurs migrants.
Leurs silhouettes courbées et fatiguées sont visibles dans les champs où ils travaillent d’arrache-pied sur différentes parcelles à travers la région. Venus d’Europe de l’Est (Moldavie, Roumanie), mais également du Sénégal, du Maroc, d’Algérie, ou de pays bien plus lointain, comme le Pakistan, l’Inde et le Népal, ces travailleurs étrangers sont devenus essentiels pour l’agriculture portugaise, en mal de main-d’œuvre locale.
Mais cette population, estimée à environ 35 000 personnes à travers le pays, est vulnérable, à la merci des trafiquants d’êtres humains mais aussi de certains propriétaires agricoles qui exploitent sans vergogne ces travailleurs précaires en profitant de leur situation administrative.
« Ils ont des dettes à rembourser aux passeurs, ils sont obligés de travailler »
« Le phénomène est très inquiétant, il ne concerne pas seulement l’Alentejo, mais aussi les autres régions », souligne José A., inspecteur à la police judiciaire du Grand Lisbonne, qui travaille sur les liens entres les réseaux internationaux de trafics d’êtres humains et le secteur de l’agriculture. « Beaucoup d’exploitants savent que ces gens sont corvéables à merci, et que beaucoup ont des dettes à rembourser à des réseaux de passeurs, donc ils sont dans l’obligation de travailler et n’ont pas le choix que d’accepter les conditions imposées par leur patron. C’est de l’exploitation pure et simple. Il faut endiguer ce problème, ces gens sont venus au Portugal pour une vie meilleure, pas pour devenir des esclaves modernes ».
Dans cette région située au Sud du Tage, les populations des villes de Sousel, Vidigueira ou de Beja essayent de contribuer à combattre ce phénomène, n’hésitent pas à prendre la parole et à signaler de possibles cas d’exploitation d’êtres humains aux autorités ou dans les médias. « On ne peut pas rester silencieux vue l’ampleur de ce que l’on peut voir dans notre région », explique Sandra Sousa, bénévole pour Caritas dans les environs de Beja. « Je parle chaque semaine avec des travailleurs migrants qui me disent qu’ils n’ont pas été payés depuis des mois et qui n’ont même pas de jour de repos. C’est inacceptable de voir cela ».
Pour José A., les appels anonymes ou les témoignages « de dénonciation ou de signalements de possibles cas d’exploitation de migrants sont de plus en plus fréquents, que ce soit de la part d’exilés eux-mêmes qui se retrouvent dans des situations intenables mais aussi d’habitants qui suspectent des pratiques inhumaines de certains exploitants agricoles, ce qui nous aide aussi à avoir des informations susceptibles de faire avancer nos enquêtes », précise-t-il. « C’est très important sachant que nos moyens et nos effectifs sont limités et que les réseaux de trafiquants tentent toujours d’avoir un coup d’avance sur la police ».
« Mon employeur menaçait d’appeler la police »
Les témoignages de migrants à travers le pays se multiplient, comme celui de Mahmoud, un jeune Pakistanais arrivé au Portugal il y a un an et demi. Il a passé de longs mois sans être payé par son employeur dans la Beira Alta, au nord du pays. Ce dernier le forçait à ramasser des myrtilles, des poires et des pommes plus de 12 heures par jour sans pause et ne lui octroyant qu’un jour de repos toutes les deux semaines. Passé par l’Allemagne, ce jeune de 28 ans pensait trouver une opportunité pour une meilleure vie dans le sud de l’Europe, mais cette expérience s’est rapidement révélée être un piège
« Je suis arrivé avec la promesse d’un emploi, par le biais de connaissances qui me disaient que le Portugal offrait de bonnes conditions aux travailleurs, mais après quelques semaines, je me suis rendu compte qu’on m’avait trompé », explique-t-il. « Les gens qui m’ont fait venir sont devenus distants, me demandant seulement de l’argent, et j’étais à la merci de la personne qui m’employait. Très vite, je n’ai plus reçu de salaires, et mon employeur m’a menacé en me disant qu’il allait appeler la police pour leur dire que je volais et que j’étais un criminel. Je ne pouvais rien faire, et j’avais peur ! Jusqu’au jour où je suis allé voir Joao qui m’a aidé à me sortir de ce pétrin ».
Passages de migrants entre l’Espagne et le Portugal
Joao Neves, dont parle Mahmoud, travaille pour l’association Apoio Social Global basée à Porto. Le militant sait que le Portugal devient le terrain privilégié des trafiquants d’êtres humains qui profitent du manque de moyen de la police mais aussi de la complaisance de plusieurs exploitants agricoles. « Le problème est profond, et le passé récent montre que les abus sont de plus en plus nombreux », explique-t-il. « On a des procès d’exploitation de migrants en cours dans les tribunaux aux quatre coins du pays, mais je pense que ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Il y a encore beaucoup de gens en danger, et trafiquants sont prudents, ils tentent d’isoler les migrants du reste de la population, en le logeant dans des cabanes insalubres sur les domaines agricoles, loin de la vue de tous ».
Autre phénomène observé depuis quelques mois, les passages de migrants entre le Portugal et l’Espagne, qui sont exploités par des agriculteurs dans les deux pays, ce qui rend plus difficile le travail de la police. « Il y a par exemple des travailleurs qui ont ‘disparu’ de l’Alentejo ou de l’Algarve durant de longues semaines et qui ont réapparus dans le Sud de l’Espagne, ce qui montre que les réseaux de trafiquants et d’exploitants font circuler les travailleurs selon les demandes de main d’œuvre ou les saisons. Pour lutter contre cela, la collaboration entre les polices et les associations tant portugaise qu’espagnoles doivent s’améliorer au plus vite ».
Fode Mamadou Aye Cisse