La salle du Conseil de sécurité est ornée d’une fresque. Le peintre norvégien Per Krohg y a figuré un phénix. Un phénix qui surgit d’un monde couvert de cendres, qui se reconstruit après la guerre. La partie inférieure de la fresque est sombre. On y voit un dragon, des soldats et des machines de guerre.
Les Nations unies ont été fondées pour nous protéger de nos démons, pour élever la communauté universelle vers la paix, la coopération, la solidarité. Et pourtant, la crise climatique fait des ravages. L’effort global pour combattre la pauvreté faiblit. Et cette guerre de la Russie contre l’Ukraine aggrave l’insécurité alimentaire et provoque une crise énergétique. Enfin, nous perdons le sens de l’urgence que la pandémie nous avait inculqué. Les progrès pour l’égalité des genres sont trop lents, et même trop souvent en recul dans de nombreux endroits.
Le mantra de la présidence indienne du G20 est « Une terre, une famille, un futur ». Nous formons en effet une famille universelle. Et les Nations unies devraient en constituer l’ossature. Mais, comme le dit le Secrétaire général Guterres, cette famille, aujourd’hui, est dysfonctionnelle.
L’Union européenne veut un monde multipolaire, qui coopère et qui progresse vers plus de démocratie et plus de respect pour les droits humains. Mais la confiance s’érode. Les tensions se multiplient. Une dangereuse confrontation bipolaire nous menace. Comme si chacun devait être forcé de choisir un camp contre un autre.
Un petit peu comme la course effrénée à l’arme nucléaire au siècle passé, l’intelligence artificielle générative, surtout dans le domaine militaire, devient le terrain d’une nouvelle compétition géopolitique. Le regretté Secrétaire général Dag Hammarskjöld l’avait pourtant dit avec sagesse: « Les Nations unies n’ont pas été créées pour nous amener au paradis, mais pour nous sauver de l’enfer ».
La lucidité nous impose de le voir, le système des Nations unies est aujourd’hui ankylosé, entravé par des forces hostiles. Et notre responsabilité est d’être engagés pour remettre la coopération multilatérale sur des rails solides. Pour cela, il nous faut:
Restaurer la confiance.
Résoudre les problèmes urgents
Réparer le réacteur des Nations unies.
La confiance est fondée sur le respect des principes sacrés gravés dans la charte des Nations unies: souveraineté, intégrité territoriale, et droits humains.
Or, depuis 19 mois, un membre permanent du Conseil de sécurité, la Russie, mène sans vergogne une guerre de conquête contre un pays voisin qui ne l’a jamais menacé, bafouant ainsi sans honte nos principes fondateurs. Cette guerre brutale est menée avec son lot d’horreur et de mépris pour la vie humaine.
L’Assemblée générale a condamné à plusieurs reprises cette guerre. C’est bien sûr un rappel puissant des principes de souveraineté et d’intégrité auxquels nous sommes tellement attachés.
Mais cela n’a pas stoppé le Kremlin dans son aventure mortifère. Cela n’a pas non plus freiné son sentiment d’impunité. L’Union européenne, avec d’autres, en fait le serment: l’impunité ne peut pas être éternelle et le moment de la justice viendra. L’Union européenne soutiendra sans relâche l’Ukraine dans son droit à la légitime défense.
Nous le savons bien, et l’Union européenne le sait parfaitement, que cette guerre contre l’Ukraine ne fait pas disparaître les autres défis nombreux et majeurs auxquels le monde est confronté.
La planète est en ébullition. Le monde est déchiré par la pauvreté, les injustices et les discriminations. Il n’y aura pas de miracle si nous ne décidons pas de mobiliser les financements massifs et nécessaires maintenant.
Par exemple, nous nous sommes engagés collectivement à contenir le réchauffement de la planète à 1,5 C. Or si l’on s’en tient aux plans annoncés – nous sommes loin du compte – le réchauffement atteindra bien 2,5 °C d’ici la fin du siècle. Nous devons nous ressaisir maintenant!
L’Union européenne, dans cet esprit, a augmenté ses objectifs d’usage d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique. Nous voyons que d’autres nous suivent, c’est le cas, en partie en tout cas, du G20. Nous appelons à ce que plus de membres de la communauté internationale soient engagés sur ce sujet.
C’est aussi l’intérêt de tous de renforcer les capacités des pays en développement à s’engager vers la neutralité carbone à l’horizon 2050. Seul un quart des investissements privés mondiaux est réalisé dans les pays en développement. Pourtant, les pays du G20 sont responsables de 80 % des émissions globales.
Et ce n’est que cette année que la communauté internationale devrait atteindre cette promesse faite il y a plusieurs années: les 100 milliards de dollars pour financer l’action pour le climat. L’Union européenne en est un moteur, avec 26 milliards de dollars en 2021, plus que la part qui lui incombe. L’Agence internationale de l’énergie estime que les investissements mondiaux dans la transition énergétique devraient atteindre en 2030 5 000 milliards par an – près de 4 % du PIB mondial – pour atteindre le zéro carbone en 2050. Lors de la prochaine COP28 à Dubaï, nous devons mettre en place le financement du Fonds pour les pertes et dommages décidé l’an dernier à Charm el-Cheikh.
Enfin, nous le voyons jour après jour, les désastres naturels s’enchaînent à une vitesse vertigineuse, avec souffrance et désolation. Sur tous les continents, dans tous nos pays, récemment encore en Libye. C’est pour cela que nous appelons à la création d’un Fonds mondial des calamités, plus nécessaire que jamais pour assurer une aide rapide et équitable, et renforcer notre résilience collective.
La prévention est essentielle. Nous soutenons les efforts, au sein des Nations unies sur le cadre de Sendai pour réduire les risques de catastrophes.
Enfin, le commerce est un levier puissant pour allier défis climatiques et prospérité. Nous ne cédons pas et nous appelons à une solution urgente au mécanisme de règlement des différends à l’Organisation mondiale du commerce.
La situation économique et financière des économies vulnérables a été gravement affectée par la crise de COVID-19 et la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Plus de 50 pays à faible revenu ont fait défaut sur leur dette. Une douzaine d’autres pourraient suivre prochainement.
À cause du service de la dette qui a supplanté les dépenses pour la protection sociale, l’éducation et la santé, 165 millions de personnes dans le monde ont basculé dans la pauvreté. Personne ne doit être contraint de choisir entre la réduction de la pauvreté et le verdissement de l’économie.
Nous ne pouvons nous permettre le luxe d’un débat de plus sur le montant des aumônes. Ce n’est pas une question de mendicité, c’est une question de justice. Il s’agit de rendre le système financier global plus robuste, plus juste et mieux préparé aux défis de ce siècle. La réaffectation de 100 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux est une étape importante. Nous savons que ce n’est pas suffisant; nous devons en faire davantage encore.
Nous soutenons également le « stimulus des objectifs de développement durable » présenté par le Secrétaire général Guterres. L’Union européenne s’est pleinement engagée à mettre en œuvre le cadre commun du G20 pour l’action sur la dette.
Il faut aller au-delà encore. Le système de Bretton Woods doit être réformé en profondeur. Plus équitable. Plus inclusif. Et plus efficace. Ce doit être l’objectif.
Ces institutions ont été créées lorsque de nombreux pays étaient encore sous tutelle coloniale. Depuis, le monde a tellement changé. Cependant, aujourd’hui les pays du G7 y détiennent encore un pouvoir quasi absolu de décision.
L’Union européenne est prête à mieux partager ce pouvoir de décision. Les régions qui n’y ont quasiment pas voix au chapitre doivent être plus et mieux associées, plus et mieux impliquées.
Deuxièmement, un choc de financement est indispensable. Des pans entiers du monde et les populations qui y sont représentées sont privés d’accès au financement. Cela entrave le progrès vers les objectifs communs de développement durable. Mais cela augmente aussi le risque d’une crise des dettes.
Le sommet de Paris, après l’initiative de Bridgetown, a porté le débat sur un nouveau Pacte financier mondial – lancé par le président français et la Première ministre de la Barbade – et a tracé le chemin. Comme l’a dit Mia Mottley: « C’est maintenant une question de vitesse, et d’ampleur. (…) Nous devons faire ce qu’il faut, mais nous devons le faire à temps, et pour les bonnes raisons! »
Effectivement, nous devons agir pour mieux mobiliser le secteur privé au départ des capitaux publics. Nous devons agir pour accroître, renforcer, resserrer, consolider ce filet de sécurité essentiel qu’est la capacité de prêt des institutions financières internationales. Un exemple: en 60 ans d’existence, le pouvoir de financement de la Banque mondiale en proportion de la production mondiale a été divisé par 7!
Et il faut réduire le coût de l’accès au crédit des pays vulnérables, qui est bien trop supérieur par comparaison à celui des pays dits avancés. Nous devons aussi adapter les règles des banques multilatérales de développement en matière d’adéquation des fonds propres. Cela permettra une utilisation plus dynamique de leurs bilans sans mettre en péril leur solidité financière.
Il y a trois ans, j’ai lancé avec le Dr Tedros l’idée d’un traité international sur les pandémies. Ensemble, nous avons été engagés pour tenter de convaincre la communauté internationale de lancer des négociations dans le cadre de l’OMS.
Le monde a besoin d’un instrument ambitieux et juridiquement contraignant pour prévenir les pandémies futures, s’y préparer et y répondre avec solidarité.
J’invite maintenant chacun d’entre nous à redoubler d’efforts pour conclure les négociations d’ici mai 2024. L’Union européenne s’y emploie. Nous souhaitons être un partenaire constructif et ouvert.
Le Secrétaire général et l’ensemble des équipes des Nations unies sont les chevilles ouvrières d’une action considérable au service de l’humanité et des valeurs de la charte des Nations unies.
Mais la gouvernance des Nations unies est trop souvent entravée. L’Union européenne soutient les propositions de réforme présentées par le Secrétaire général dans « Notre programme commun ». Nous soulignons également les progrès réalisés en matière de méthodes de travail.
Mais nous souhaitons, solennellement à cette tribune aujourd’hui, aller un pas plus loin et tenter d’apporter une nouvelle perspective, une contribution, au débat nécessaire et urgent sur la réforme des Nations unies. Trois propositions. Sur le droit de veto. Sur la représentativité. Et sur le rôle des organisations régionales multilatérales.
Sur ces trois sujets, j’en appelle à une modification de la charte des Nations unies.
D’abord, le droit de veto dans sa forme actuelle est abusé. Il conduit à l’impuissance du Conseil de sécurité. Un membre permanent du Conseil de sécurité peut impunément violer, de manière flagrante, notre charte et le droit international. Il peut même abuser du droit de veto pour empêcher des sanctions contre lui-même. Il peut même exploiter le Conseil de sécurité à des fins de propagande, de désinformation et, disons-le, de mensonges.
Et pourtant, la Charte prévoit qu’un membre du Conseil de sécurité s’abstienne lors d’un vote dont il est l’objet. Je souhaite réellement inviter les autres membres du Conseil à invoquer cette clause lorsque la Russie est concernée.
Dans le même esprit, l’Union européenne soutient l’initiative de la France et du Mexique visant à limiter le droit de veto dans les cas d’atrocités de masse. Nous soutenons aussi le code de conduite pour l’action du Conseil de sécurité contre les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.
Enfin, nous soutenons les efforts visant à renforcer la transparence et la responsabilité du Conseil de sécurité.
Cependant, au-delà de cela, dans le cadre de la réforme de la charte, je crois que nous devons mettre en place un mécanisme qui combine la prise de décision à la majorité et un usage modéré, maîtrisé et modulable du droit de veto.
Deuxième point: la représentativité. Le Conseil de sécurité ne reflète pas le monde d’aujourd’hui. À ce jour, 60 pays n’ont encore jamais siégé au Conseil de sécurité. Des pans entiers du monde – l’Afrique, l’Amérique du Sud, les Caraïbes, l’Asie – sont peu ou pas représentés. Nous soutenons une réforme globale du Conseil de sécurité des Nations unies qui renforce la voix de ces régions et pays.
Pouvoir et légitimité vont de pair. Par son manque de représentativité, le Conseil de sécurité voit de manière inexorable sa légitimité s’éroder. Or la légitimité est la clé de voûte et doit être renforcée au moins sur deux plans. Les Nations unies sont un club de nations, et nous considérons l’État-nation comme son unité de base. Un nombre accru de membres permanents au Conseil de sécurité sera certainement inéluctable.
Mais il faut aller au-delà. Les organisations régionales et continentales jouent un rôle croissant. C’est un fait. L’Union européenne, bien sûr, l’Union africaine, la Communauté latino-américaine et des Caraïbes (CELAC), l’ASEAN…Ces organisations reflètent un nouveau niveau de légitimité dans les forums internationaux et multilatéraux.
Elles jouent un rôle effectif dans la coordination politique et économique. Elles créent des espaces de coopération rapprochée, des espaces de connectivité. Elles sont même de plus en plus des acteurs de sécurité. Ces organisations sont, davantage qu’hier, des espaces normatifs.
C’est le cas de l’intégration européenne. Mais cet exemple en inspire d’autres, comme l’Union africaine, qui travaille d’arrache-pied pour mettre en place un grand espace de libre-échange continental, ou comme l’ASEAN, qui vise davantage de coopération entre ses États membres. Ces organisations exercent une influence croissante dans l’arène multilatérale. Elles sont des contributeurs essentiels de stabilité. ur rôle doit grandir dans le système multilatéral. Car elles structurent un monde multipolaire que nous appelons de nos vœux.
C’est pour cette raison que, par ma voix, l’Union européenne a immédiatement soutenu l’appel du président sénégalais Macky Sall à inclure l’Union africaine comme membre à part entière du G20, ce qui est chose faite depuis quelques semaines maintenant.
Je suis absolument convaincu que les Nations unies gagneront en légitimité, en efficacité et en autorité si elles font le choix de garantir en leur sein une place plus prépondérante aux organisations régionales. Cette inclusion créerait un cercle vertueux. Elle encouragerait les organisations à coopérer plus et mieux entre elles, pour renforcer davantage leur propre stabilité et la stabilité du monde.
J’ai l’intention de prendre l’initiative de proposer un sommet institutionnel entre l’Union européenne, l’Union africaine, la CELAC, l’ASEAN, auquel bien sûr le Secrétaire général des Nations unies serait invité.
L’objectif est d’envisager comment ces organisations peuvent agir de concert plus fortement pour renforcer le système multilatéral, aussi bien dans le cadre des Nations unies que dans les autres enceintes internationales.
L’Union européenne, par notre histoire, par notre ADN, souhaite être un partenaire global, loyal et fiable. L’UE et ses États membres sommes le premier donateur en matière de développement et de maintien de la paix dans le monde.
Nous sommes actifs, y compris dans des régions où les conflits se prolongent désespérément. Au Sahel, les coups d’État militaires successifs accroissent l’instabilité et l’insécurité, au détriment des populations locales. Et je tiens ici à adresser un message d’amitié et de soutien indéfectible au président du Niger Mohamed Bazoum, emprisonné depuis 56 jours dans une maison par une junte militaire.
Au Moyen-Orient, nous maintenons qu’une paix durable n’adviendra que lorsque Palestiniens et Israéliens vivront en sécurité dans le cadre d’une solution à deux États.
Dans le Caucase du Sud, les derniers développements dévastateurs nous choquent. La force militaire n’est pas une solution durable lorsque l’on veut gagner les cœurs et les esprits.
Partout dans le monde, l’Union européenne continuera à assumer ses responsabilités, avec tous celles et ceux qui souhaitent travailler sincèrement pour le bien commun, pour la paix et pour la prospérité. Mais l’UE ne sera jamais intimidée par la violence ou le chantage.
La fresque de Per Krohg est un acte d’imagination. Mais aussi un rappel à nos consciences. Un rappel indispensable: aujourd’hui plus que jamais, face à un monde confronté à tant de dangers.
Le philosophe Friedrich Hölderlin a dit très justement: « Là où il y a du danger, il y a aussi le pouvoir de sauver ».
Face aux dangers, nous avons la vision d’un monde meilleur, plus lumineux. Nous disposons de moyens puissants. Je crois profondément au pouvoir de l’intelligence collective. À nous d’agir, maintenant. Pour un monde plus juste, plus libre et plus prospère.
Je vous remercie.