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Propos anti-migrants : « Un discours identitaire nouveau au sommet de l’État tunisien »

Le président Kaïs Saïed a suscité la polémique, mardi, en reprenant à son compte une rhétorique complotiste et xénophobe à l’encontre des migrants subsahariens présents en Tunisie. « Un discours haineux » au plus haut sommet de l’État, dénoncent les ONG, qui fait craindre une banalisation de la parole raciste. 

Les propos du président Saïed, tenus lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, ont d’ailleurs été rapidement salués en France par Éric Zemmour, ancien candidat à l’élection présidentielle et ardent défenseur de la théorie complotiste du « grand remplacement », selon laquelle l’immigration constituerait une menace à l’existence d’une « population de souche ».

Ces propos virulents s’inscrivent dans une campagne générale de racisme décomplexé et de xénophobie sur les réseaux sociaux et dans les médias tunisiens. Début janvier par exemple, l’ancien porte-parole du ministère de l’intérieur, Khalifa Chibani, déplorait, sur une radio privée, ces « Africains qui commencent à devenir trop nombreux » dans la ville de Sfax, dans l’est de la Tunisie.

Quelques jours avant la virulente charge du président Saïed, plusieurs ONG ont dénoncé « la montée du discours haineux et raciste » ainsi que l’interpellation de 300 personnes en seulement une semaine.

« Il y avait déjà des propos insultants et racistes au sein de la classe politique mais ce type de discours officiel et l’ampleur de leur violence sont nouveaux », confirme la chercheuse Kenza Ben Azouz, spécialiste des discriminations sexistes et racistes en Tunisie.

« Climat délétère »

Selon les estimations des ONG, les migrants subsahariens seraient entre 30 000 et 50 000 sur le territoire, « soit un tiers de l’ensemble des migrants présents en Tunisie qui eux-mêmes ne représentent que 0,5 % de la population », rappelle l’ingénieur et activiste camerounais Franck Yotedje du groupe de réflexion Afrique intelligence, qui milite pour l’intégration des migrants à Sfax.

Si les migrants sont loin d’être en mesure de « remplacer » la population tunisienne, ils sont de plus en plus visibles depuis une dizaine d’années en Tunisie. « Jusqu’aux années 2000, la Tunisie a connu une immigration de transit. Aujourd’hui, il s’agit de gens qui s’installent notamment parce que l’accès au territoire européen est de plus en plus compliqué », explique Vincent Geisser.

« Il s’agit d’une population étudiante et d’une main d’œuvre qui profitent à la Tunisie tant sur les plans économique que culturel. Pour autant, ils sont poussés au silence et criminalisés par des lois et des processus administratifs incohérents qui les rendent donc facilement exploitables et les exposent à tous types d’abus, notamment sexuels », assure Kenza Ben Azouz qui insiste sur la grande insécurité des femmes migrantes en Tunisie.

Pour cette communauté, cette campagne a déjà eu des conséquences concrètes. « Certains migrants qui travaillent depuis des années au vu et au su des autorités ont été chassés de leur travail sans dédommagement. D’autres ont été chassés de leur logement par des bailleurs à qui la police avait demandé de ne plus héberger des ‘Africains’ comme ils disent. C’est un climat assez délétère », soupire Franck Yotedje.

Au-delà de la question migratoire, les ONG pointent du doigt une campagne qui stigmatise toutes les personnes noires présentes en Tunisie : migrants clandestins ou en situation régulière, étudiants, mais aussi citoyens tunisiens. « Les Tunisiens parlent souvent des ‘Africains’ en général pour bien insister sur l’étrangeté que constitue le fait d’être noir. Pour certains, cela signifie être sans civilisation et sans culture. Il y aussi un lien très fort qui est fait avec la criminalité », explique Shreya Parikh, chercheuse à Sciences-Po et spécialiste des questions raciales en Tunisie.

« Il y a encore beaucoup d’inégalités systémiques et d’abus notamment dans le sud du pays mais aussi dans les grandes villes du nord. Les Noirs tunisiens ne sont toujours pas traités comme faisant partie intégrante de l’identité et de la population tunisienne. L’État n’a finalement jamais fait le travail de fond pour comprendre pourquoi nous ne nous percevons pas comme Africains », abonde Kenza Ben Azouz.

Une rhétorique conspirationniste

La Tunisie a toutefois connu des avancées législatives importantes pour lutter contre les discriminations et les violences racistes grâce à la mobilisation d’associations nées dans la foulée de la révolution de 2010. Certains faits divers tragiques ont également servi d’électrochoc, en particulier l’agression sauvage de trois Congolais survenue à Tunis en 2016. Deux ans plus tard, les députés adoptaient une loi criminalisant les propos racistes, l’incitation à la haine et les discriminations.

Mais dans les faits, rien ou presque n’a changé, déplorent les militants anti-racistes. En témoigne, la visibilité croissante d’une obscure formation politique : le Parti nationaliste tunisien, reconnu par l’État depuis décembre 2018. « C’est un parti fasciste qui propage une théorie du complot digne du grand remplacement » détaille l’essayiste Hatem Nafti, sur l’antenne de France 24.

« La sortie du président prête à confusion car elle peut donner l’impression d’une forme de légitimité à ce genre d’individus qui incitent à la haine raciale et commettent des actions illégales », s’inquiète Franck Yotedje.

Alors que le pays s’enfonce dans une profonde crise économique, difficile également de ne pas déceler des arrière-pensées politiques dans la violente charge de Kaïs Saïed. « Tout cela est dans son intérêt. C’est toujours plus facile de pointer du doigt les migrants que d’engager des réformes économiques ou de renforcer la souveraineté alimentaire pour lutter contre les pénuries », cingle Shreya Parikh.

Pris dans le piège de la dette, l’État tunisien peine à financer ses importations et la population doit composer depuis des mois avec une inflation qui dépasse les 10 % et des pénuries alimentaires de lait et de produits de première nécessité. « Il y a des éléments objectifs avancés par le gouvernement comme la reprise post-Covid-19, la guerre en Ukraine, mais il y a aussi ce discours présidentiel qui privilégie (…) la théorie du complot pour expliquer les problèmes économiques », analyse Hatem Nafti.

« Un jour, Kaïs Saïed s’en prend aux petits entrepreneurs qu’il accuse de faire des réserves pour affamer le peuple, un autre aux journalistes, aux partis politiques, aux syndicats ou encore aux ONG qui serviraient des intérêts étrangers », affirme Vincent Geisser. « Depuis deux ans, l’essence même de ses prises de parole est de dire que le pays est victime de forces occultes venues de l’étranger. Au-delà de la désignation temporaire d’un bouc émissaire, le complotisme est en réalité devenu l’élément principal de sa rhétorique ».

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